A voir le nombre de gens les yeux rivés sur des écrans d’ordinateur, de tablette ou de téléphone, on pourrait croire qu’ils passent de moins en moins de temps devant la télévision.

C’est faux. D’après [le cabinet d’étude de la consommation] Nielsen, les Américains regardent en moyenne près de cinq heures de programmes télévisés par jour, soit plus que dans les années 1990. Cela revient à environ trente-quatre heures par semaine et près de mille huit cents heures par an, c’est-à-dire plus que le temps de travail moyen d’un Français.

Le téléviseur traditionnel reste leur écran préféré, celui devant lequel ils passent l’essentiel de ces heures à regarder des événements en direct ou des programmes enregistrés. Vingt ans après le début de la révolution Internet, l’ancien régime se maintient : la télévision reste le média dominant et l’un des plus immuables du pays. C’est pourquoi l’objectif de Netflix paraît aujourd’hui si audacieux.

Il y a deux ans, cette entreprise de la Silicon Valley – dont les bénéfices en 2012 s’établissaient à 17 millions de dollars [112 millions en 2013, pour un chiffre d’affaires de 4,37 milliards de dollars] – a fait une entrée remarquée dans le paysage audiovisuel en produisant une série de programmes originaux et ambitieux pour un coût de plusieurs centaines de millions de dollars. De relativement bonne qualité, certaines de ces séries, comme House of Cards [qui met en vedette Kevin Spacey en politicien ambitieux et brutal] ou Orange Is The New Black, ont laissé croire que Netflix cherchait à devenir le nouveau HBO [chaîne de télévision payante].

La diffusion en bloc de tous les épisodes d’une même saison a également été interprétée comme une nouvelle façon de faire de la vidéo à la demande. Sauf qu’en réalité les dirigeants de Netflix se sont lancés dans une aventure bien plus radicale. Peut-être même plus qu’ils ne le pensent. L’Histoire montre qu’un changement mineur des habitudes de consommation peut avoir d’énormes conséquences au niveau culturel. CNN peut aujourd’hui rassembler à n’importe quel moment de la journée quelque 400 000 télé-spectateurs, mais imaginez ce que seraient les Etats-Unis si les chaînes d’information continue n’avaient pas été inventées !

Le défi que se lance aujourd’hui Netflix – et ses imitateurs, comme Amazon Studios – consiste à remplacer la télévision traditionnelle par un modèle fondé sur les valeurs et les comportements de la génération Internet. Au lieu de renforcer une identité collective à travers des programmes conçus pour séduire le plus grand nombre, les sociétés de streaming imaginent une culture cimentée par des intérêts communs plutôt que par des créneaux horaires arbitraires. La stratégie de Netflix – qui prend le contre-pied des règles et hiérarchies les mieux établies de Hollywood – vise ni plus ni moins à reprogrammer les Américains eux-mêmes. Quelles pourraient donc être ses conséquences sur notre culture de masse ?

Obsolescence programméeSelon Vladimir Nabokov, la plus haute aspiration de l’humanité devrait être d’abandonner tout désir d’être “au fait” – devenir indifférente à ce qui se passe à l’instant. Ainsi qu’il l’écrit dans son roman Feu pâle : “Le temps sans la conscience, l’infériorité du monde animal ; le temps avec la conscience, l’homme ; la conscience sans le temps, un état plus élevé.” L’industrie du divertissement est aux antipodes de cette conception. Dans ce secteur, la temporalité est tout, elle crée des hiérarchies si fondamentales qu’elles ont presque valeur de lois naturelles : le nouveau prime sur l’ancien, le direct vaut plus que l’enregistré et les programmes originaux l’emportent toujours sur les rediffusions. Ces principes sont particulièrement évidents dans les domaines du sport et de l’actualité. Ils sont la source de l’“obsolescence programmée” des émissions de téléréalité. Mais ils sont aussi implicitement présents dans les séries et les sitcoms qui vivent au rythme des “premières”, des épisodes de fin et d’un nombre de saisons limité.

Ces règles valent également pour le cinéma, où chaque film semble perdre de la valeur à mesure qu’il franchit les étapes de la première semaine en salles, des deux ans d’exploitation, de la diffusion dans les avions et les hôtels, de la sortie en DVD et enfin de la diffusion sur le câble. Il est, en un sens, simplement humain de vouloir être à la page. En matière de télévision toutefois, ce désir est aussi l’héritage d’une histoire et d’un modèle économique spécifiques. Aux débuts de la télévision, le direct s’imposait car cette technique était plus efficace et moins chère que la diffusion de programmes enregistrés. Les premières émissions populaires étaient des programmes courts conçus pour fidéliser une audience à un horaire fixe, chaque épisode se concluant sur un problème non résolu.

Si vous ratiez un épisode, il n’y avait pas de deuxième chance et vous risquiez de perdre le fil de l’histoire. Sur la plupart des marchés, les produits les plus populaires ne sont pas nécessairement ceux qui se vendent le plus. A la télévision, en revanche, le tarif de l’espace publicitaire est directement proportionnel à l’audience d’un programme. La popularité des contenus est donc essentielle. L’échec ou la réussite d’une émission dépend parfois de sa capacité à induire un sentiment d’urgence ou de curiosité chez le public recherché, l’amenant à regarder une chaîne plutôt qu’une autre. Résultat, le principal objectif de toute cette industrie est de rassembler au même moment le plus grand nombre de gens devant le même programme, une sorte de “télévision de l’événement”.

Selon la formule de l’économiste Harold Vogel, les émissions télévisées sont des “interruptions programmées de bulletins publicitaires”. Pour Walter Lippmann, cofondateur de The New Republic, cela fait longtemps que la télévision est devenue “la créature, la bonne et même la prostituée du merchandising”. Internet a toujours été différent (même s’il a aussi ses caprices). Les gens sont beaucoup p